CHAPITRE XVI
Depuis que le Consortium des Bonzes avait installé un puissant réémetteur radio sur l’île Christmas, il était possible de capter des émissions en plein océan Pacifique, alors que quelques mois auparavant cette possibilité était exclue. Les icebergs-ships avaient longtemps traversé cette zone de silence que leurs équipages redoutaient car, durant deux à trois semaines, ils étaient isolés entre ciel et eau. Tous ces hommes, pourtant excellents spécialistes de navigation maritime, restaient encore conditionnés par la vie réduite et inquiète qu’avaient menée leurs ancêtres durant des siècles. On détestait les banquises à cette époque-là, parce que sous des épaisseurs de glace variables mais pourtant solides existaient des abysses d’eau salée, et les terriens avaient alors eu pour les mers dissimulées sous les calottes glaciaires une appréhension irraisonnée. Ce qui expliquait la constante angoisse de ces équipages abordant des traversées de deux mois parfois.
Lien Rag regrettait de ne pas avoir songé lui-même à l’île Christmas pour y installer un réémetteur, mais il avait failli être assassiné par le révérend Fatouah et n’avait jamais été tenté de le rencontrer une fois de plus.
La nouvelle que le monde était menacé par un retour du Soleil parvint au super-ice-tanker, alors qu’il avait quitté Chiloe Station depuis quinze jours et remontait vers le nord-ouest.
— Nous allons traverser les tropiques et l’équateur, commandant ? demanda l’homme de barre auprès duquel se trouvait Lien Rag cette nuit-là.
— Bien évidemment.
— Et si l’eau bout ?
— Non, elle ne bouillira pas. Ce que vous venez d’entendre n’est pas pour tout de suite.
Mais avec le quart descendant, à la relève, la nouvelle se répandit et, bientôt, il n’y eut plus un seul marin dans sa couchette. Ils se pressaient sur le pont du monstre de glace, humaient l’air, sondaient l’eau pour relever la température.
Il faisait une nuit très tiède, même chaude à cette latitude pourtant encore basse. Lien Rag allongeait sa route pour suivre le plus longtemps possible le cinquante-cinquième parallèle et ses eaux froides, économisant ainsi du carburant, la coque en glace n’ayant pas besoin d’être hautement réfrigérée. Mais ils allaient évidemment remonter vers le Capricorne et l’équateur et l’équipage commençait de s’agiter.
Le second, un certain Malar, entra dans la passerelle pour mettre Lien Rag au courant de l’inquiétude croissante des hommes d’équipages.
— Ils relèvent des températures de l’eau inquiétantes. Nous ne devrions pas avoir dix degrés à cette hauteur-ci. Tout juste sept.
— Nous ne risquons rien. Et nous avons assez de carburant pour faire circuler abondamment le fluide glacial dans notre structure de capillaires. Le S.I.T a été construit avec un soin extrême, parce que moi-même et tous les ingénieurs savions que le climat irait en s’adoucissant.
— Mais vous ne prévoyiez pas la proximité d’une telle catastrophe. Le Soleil va tout griller, nous aveugler et faire bouillir l’eau des océans. Il n’y aura plus rien de vivant sur cette terre maudite, ni les plantes, ni les animaux ne pourront résister et si nous ne mourons pas carbonisés nous crèverons de faim et de soif.
Plus tard le message de Liensun adressé à toute l’humanité fut confirmé par celui du professeur Charlster. Peu de gens connaissaient l’astrophysicien et Lien Rag dut expliquer qui il était.
— Croyez-vous que ce soit la fin des icebergs-ships et des S.I.T. ? demanda un marin lorsque Lien Rag réunit tout le monde sur le pont avant.
— Il faudra certainement y renoncer. Je ne crois pas que les océans se mettront à bouillir, mais je crains que l’eau n’atteigne les quarante à cinquante degrés aux approches de l’équateur, d’ici à quelques mois. Aucune de nos machines à produire du froid ne pourrait travailler dans de telles conditions. Il faudrait une telle dépense d’énergie que le transport du fuphoc ne serait plus rentable.
Dès lors les marins dormirent très mal, ne pouvant se résoudre à regagner leurs couchettes une fois leur service terminé. Ils se fatiguaient en discussions stériles et restaient aux écoutes des radios. Bientôt celle de Christmas fut remplacée par la station de Titan et les nouvelles n’étaient guère meilleures. On disait que le professeur Charlster essayait d’établir des prévisions à moyen terme sur les conséquences d’un retour aussi brutal du Soleil.
Dans la journée on regardait le ciel très nuageux, on croyait souvent apercevoir le feu du Soleil, mais en général c’était une illusion d’optique.
— Par chance cette évaporation d’eau de mer nous protège, et surtout nous empêche de distinguer véritablement le ciel. Le plafond est très bas, et un dirigeable ou un hydravion aurait les plus grandes peines à nous trouver.
Certains jours, le S.I.T. naviguait dans un épais brouillard qui limitait toute visibilité à cinquante mètres. On surveillait les radars, les infrarouges, les échos sondeurs avec vigilance, et les quarts étaient réduits de moitié, à cause de la fatigue provoquée par une trop grande attention et par la tension du danger qui rôdait.
— La température de l’eau est de vingt-deux. Nous sommes certainement sous le tropique du Capricorne, dit Malar un matin. Nous trouverons plus de trente à l’équateur.
— Tout dépend des courants, dit Lien Rag qui sortit une carte établie depuis peu, d’après ses propres observations et celles qu’un dirigeable de l’Omnium avait faites.
On était allé jusqu’à colorer les courants froids en bleu et les chauds en rouge durant des jours. Puis on avait photographié ces grandes écharpes qui sur des milliers de kilomètres traversaient l’océan Pacifique.
— Regardez, Malar. Ici vous avez le courant du Pérou qui est froid et qui remonte vers l’équateur. Il mêle ses eaux à celles plus chaudes et les tempère, mais plus au nord le contre-courant équatorial ainsi que le courant équatorial nord sont très chauds. Et malheureusement, pour atteindre Rock Station en Nemicie, nous suivrons ensuite le Kouro Shivo qui remonte vers le nord et qui est chaud également. Nous allons dépenser énormément de fuphoc et nos compresseurs seront mis à rude épreuve. Il faudra redoubler de vigilance nuit et jour.
Désormais, les différentes radios qu’on captait ne parlaient que de la catastrophe imminente. Il y avait des témoignages de la Sibérienne affirmant que le Soleil avait déjà aveuglé et tué des centaines de gens, dans un endroit où n’existait aucune évaporation d’humidité.
— C’est ce qui nous sauve pour l’instant, croyez-vous ?
— Non, répondait Lien Rag à ceux qui posaient ce type de question. Même si le brouillard se déchirait, je ne pense pas que le Soleil serait dans sa pleine puissance. Les poussières lunaires ne se disperseront pas du jour au lendemain.
— Et cette histoire que racontent les émetteurs des Aiguilleurs ? Ils auraient été les maîtres des poussières lunaires et, depuis qu’on les a privés de leur pouvoir, le monde se trouve sur le point de disparaître.
— Je ne suis pas assez qualifié pour répondre, dit Lien Rag.
Mais peu à peu on commençait à savoir qu’il avait quitté la Terre un jour pour une autre planète, enfin ce que l’on appelait un satellite artificiel qui se serait trouvé au-dessus des nuages. Tout le monde se racontait ce type d’histoires, avec des variantes si extravagantes qu’il était difficile de connaître l’exacte vérité. La réputation mystérieuse de Lien Rag faisait de lui un héros supérieur, et on racontait qu’il avait eu un fils Messie des Roux et un autre qui dirigeait l’Omnium du Pacifique, tous deux excessivement doués et eux aussi crédités de pouvoirs étranges.
Mais lorsqu’à proximité de l’équateur on releva une température de quarante degrés pour l’eau de surface, l’affolement s’empara du super-tanker de glace. On pouvait voir de grands pans de glace se détacher de la très haute coque et fondre presque instantanément dans l’eau chaude.
— Un bain à quarante est insupportable pour un homme, disaient les marins. Nous n’arriverons jamais en Nemicie.
— Si, dit Lien Rag. Les compresseurs donnent le maximum et la coque est d’une épaisseur telle que nous pouvons perdre plus d’un mètre sans aucun inconvénient.
— Pour plus tard, dit Malar, ne pourrait-on pas l’isoler ? Il suffirait de quelques centimètres pour faire d’importantes économies.
Lien Rag se taisait. Il savait que le S.I.T. terminait un voyage difficile et que peut-être ils ne pourraient jamais retourner sur les côtes de Patagonie. D’ailleurs, l’île aux Phoques allait rapidement disparaître. On déménageait les installations et les troupeaux des éléphants de mer la quittaient par milliers chaque jour. Le seul poste de ravitaillement serait Chiloe et le sud de la Patagonie, mais les côtes étaient dangereuses avec des îles nombreuses, des chenaux hérissés de récifs et d’une trop grande étroitesse.
Lien Rag pensait à Jael qui devait l’attendre, angoissée, dans la ria de Rock Station. Il pousserait un grand soupir de soulagement quand il apercevrait sa silhouette charmante sur le môle d’accès.
Le brouillard se déchira et le plafond remonta à deux ou trois mille mètres, mais le soleil resta invisible. On soupçonnait sa présence flamboyante cependant, et on ne pouvait trop fixer cette tache d’or qui apparaissait dans les nues.
— Il dévorera les nuages jusqu’aux derniers. Il dégagera le ciel et alors commencera notre agonie.
Un marin s’était juché sur le gaillard d’avant et prophétisait à sa manière.
— Je le fais mettre à fond de cale, s’emporta Malar, mais Lien Rag l’en empêcha.
Le voyage s’achèverait avant huit jours et nul ne savait ce qui arriverait ensuite. Ils devraient conserver la moitié de la cargaison pour un éventuel voyage de retour et l’alimentation des compresseurs à froid. Deux cent cinquante mille tonnes seulement seraient commercialisées, mais c’était mieux que rien en ces heures dramatiques.
— Nous avons encore perdu des épaisseurs de glace, lui annonça Malar alors qu’ils remontaient toujours dans le Kouro Shivo.
Ils devaient bientôt l’abandonner pour pénétrer dans la mer des Célèbes. Lien Rag était un des rares, avec Farnelle, à utiliser ces anciens termes qu’il avait retrouvés sur des cartes anciennes. Mais il fallait bien trouver un nom à ces passages-là puisque la banquise avait complètement disparu.
— Dans la mer de Chine Méridionale, peut-être que l’eau de mer sera beaucoup moins chaude.
— On aperçoit les capillaires à certains endroits. Juste quelques trous comme la grandeur d’une main, mais c’est suffisant pour effrayer l’équipage.
— Nous arriverons sans dommages, répétait Lien Rag.
Un soir Charlster parla, et le ton emphatique et vaniteux du vieillard était difficile à supporter.